Une réflexion de Claudine Larcher
Le monde des objets, des phénomènes, des êtres vivants nous est accessible tout d’abord par nos perceptions et nos habiletés. C’est par nos observations, nos expériences, nos mesures aussi, en élaborant progressivement des concepts, des modèles, des lois, des théories et des techniques que nous pouvons produire un discours scientifique sur ce monde ; c’est-à-dire un discours partagé, qui rende compte de ce qu’on observe et qui conduit à des prévisions dans des termes qui permettent leur réfutation. On a ainsi le monde vu par les hommes.
Dans cette construction progressive, par approximations successives, élargissement du champ, restructuration ou affinement successifs, les outils de communication avec soi-même et avec les autres sont bien sûr indispensables, et en particulier l’écriture.
Pour agir sur le monde, il faut connaître son mode de fonctionnement ; pour connaître son mode de fonctionnement, il faut agir sur ce monde, le questionner ; l’écriture est un outil d’exploration et de communication pour formaliser et partager la construction progressive des connaissances scientifiques.
Un espace d’expression à investir
Le cahier d’expériences de chaque élève sert de support à ces écrits, outils pour penser en sciences. Il s’agit d’accorder à ce cahier non pas un statut d’album de vacances que l’on feuillette pour se rappeler les bons moments mais un statut d’outil de travail pour progresser en sciences.
Dans cette perspective, et afin que l’élève s’investisse vraiment dans son activité scientifique, il a été préconisé de suspendre momentanément les exigences linguistiques et orthographiques. L’expérience montre qu’on arrive ainsi à remettre dans un projet de lecture et d’écriture des élèves qui n’en voyaient pas bien l’intérêt, et qui, se prenant au « jeu des sciences », en viennent à se poser des questions de langage et d’orthographe pour mieux faire comprendre ce qu’ils veulent communiquer. Il ne s’agit pas de laisser croire que l’on peut écrire n’importe comment en sciences, ni d’attendre qu’en naisse le besoin, mais de développer une stratégie de propositions d’outils (mots nouveaux affichés par exemple), discussion pour un texte collectif « sans faute » ouvrant un espace de liberté aux élèves que le seul travail sur la langue ne mobilise pas.
C’est en cherchant à décrire, à expliquer, que le besoin des termes adéquats apparaît ; temps des verbes, connecteurs logiques qu’il faut choisir pour préciser la nature de la liaison envisagée, usage des adjectifs, des adverbes ou des articles pour préciser ce qu’on a observé ou pour conclure en tenant compte de tout ce qui a été noté.
Les questions de départ ; les questions traitées
Les questions initiales peuvent être posées par les élèves à propos d’un thème que l’enseignant se propose d’aborder dans le cadre du programme. Ce peut être aussi des questions qu’un élève apporte un jour et que l’enseignant décide de valoriser et de faire partager à l’ensemble de la classe, parce qu’elle s’inscrit dans le projet d’apprentissage prévu.
Toutes les questions qu’apportent les élèves n’ont pas forcément à être valorisées de la même façon. Pour certaines, il ne peut y avoir de réponse à construire facilement en classe. Ce sont celles que nous appellerons non productives ; il manque tout un ensemble de bases et il vaut mieux y apporter une réponse brève sans y passer trop de temps ni même parfois y impliquer la classe entière.
Pour d’autres questions, qui seraient intéressantes à traiter, il vaut mieux différer leur prise en compte, soit parce qu’elles s’inscriront dans un travail prévu un peu plus tard, soit parce qu’une investigation nécessiterait un matériel non disponible dans l’immédiat, soit parce que le travail en cours doit être achevé préalablement. On peut cependant explicitement mettre en relief l’une de ces questions, l’afficher pour garder en tête qu’il faudra la reprendre à un autre moment et avertir ainsi l’intéressé que sa question ne sera pas oubliée.
De fait, c’est le plus souvent le maître qui suscite un questionnement. De toute façon, les questions que se posent les élèves sont très souvent à reformuler si l’on veut qu’elles puissent donner lieu à un traitement.
C’est en faisant expliciter une question, en demandant des précisions, en la faisant reprendre par d’autres élèves qu’elle commencera à prendre corps, et que l’on commencera à voir par quel bout on peut la prendre, ce qu’on va pouvoir faire pour essayer d’y répondre.
Toutes les questions posées individuellement par des élèves ne renvoient pas à un traitement expérimental. Certaines vont « tomber » à la suite de la discussion avec les autres ; elles correspondaient à des représentations inadéquates, qui ne tiennent pas devant les arguments des autres.
Entre les questions qu’apportent les élèves et celles qui seront effectivement traitées en classe, il y a donc tout un travail dont le cahier portera la trace : on trouvera d’une part « Mes questions » ou « Les questions que je me pose », et d’autre part « Nos questions ».
Des outils pour penser
La phase initiale de réflexion et/ou d’échanges peut servir à faire verbaliser les représentations des élèves. Cette phase qui sert de point d’appui pour des apprentissages, si elle est suivie dans sa logique, c’est-à-dire avec confrontation ultérieure individuelle, est bien souvent plus utile au maître qu’à l’élève. Mais ce travail de réflexion et de verbalisation permet cependant de dégager collectivement des outils pour penser.
Sous ce vocable un peu vague, on désigne à la fois :
- l’énumération d’un lexique (des mots utiles pour désigner de manière univoque les objets d’études, leurs constituants, leurs variantes ou leurs états) ;
- la construction par des mots (qui servent de limites et de repères) du champ que l’on entend se fixer pour la séance du jour ;
- l’approche de concepts, que le maître convoque ou introduit, dont la manipulation consciente et réfléchie constitue l’objectif même de la formation scientifique ;
- un premier repérage des paramètres qui semblent jouer un rôle dans les phénomènes observés, avec le souci de cerner la manière dont on pourra les isoler pour mieux les valider.
Tout cela passe par la langue, mais avec un effort constant pour réduire équivoques et polysémie du langage courant, pour convenir d’un langage scientifique, c’est-à-dire d’une réduction formelle qui permette formulations logiques et raisonnement.
L’ensemble de ce travail progressif, de séance en séance, peut se conduire en partie en groupe, oralement, mais nécessite toujours de passer par des phases écrites (mots au tableau par exemple) et, dans tous les cas, de faire intervenir à quelque moment l’écrit individuel (cahier d’expériences), car c’est le principal moyen connu pour favoriser et (auto)évaluer l’appropriation par chaque élève.
Des investigations
Une meilleure connaissance des objets, des phénomènes du monde réel est bien l’enjeu des activités scientifiques à l’école. Mais ce n’est pas forcément l’observation et le recours aux expériences qui permettent de construire des connaissances. D’autres formes d’investigation sont possibles avec le support de documents appropriés, mais aussi en apprenant à contrôler des raisonnements.
Les objets et phénomènes de la vie et de l’Univers ne sont pas toujours accessibles à l’expérience. La circulation du sang ou la position des os ne peut se travailler par expérimentation. Les élèves expriment des énoncés dont le statut affirmatif, dubitatif ou interrogatif n’est pas toujours lié à la forme grammaticale qu’ils ont utilisée.
L’exposé des idées préalables des élèves permet leur discussion lors d’un débat où le groupe recherchera ce qui est cohérent ou contradictoire, ce qui est une affirmation validée et ce qui est une affirmation non interrogée mais pas forcément valide, recherchera les implications d’une affirmation pour en tester la pertinence.
Toute idée préalable n’est pas une hypothèse, elle n’en a pas le statut pour l’élève ; elle ne deviendra hypothèse que lorsque l’avancée de la discussion conduira à formaliser cette idée de telle sorte qu’elle puisse être testée par une démarche expérimentale ou documentaire.
De nombreuses idées préalables n’arriveront pas à ce stade, elles seront abandonnées par leurs auteurs même, convaincus par les arguments des autres, auxquels ils n’avaient pas pensé.
Le débat scientifique n’est pas pour autant un débat que l’on peut régler en votant ! Ce n’est pas une décision à la majorité, mais une décision suite à l’analyse collective des données. La société a recours à un vote lorsque les données scientifiques sont insuffisantes ou que d’autres aspects que scientifiques entrent en jeu dans le problème rencontré et qu’il faut néanmoins entreprendre une action collective (débat sur les énergies par exemple).
Trois temps d’écriture : écrire avant, pendant et après l’investigation
Avant l’action, il s’agit que chacun se mette au clair sur ce qu’il va faire, pourquoi il va le faire, comment il va le faire. C’est une anticipation de l’action. Toujours réfléchir avant d’agir : cela évite les actions inutiles, qui n’apporteront aucune information pertinente, évite de commencer quelque chose qu’on ne pourra pas terminer faute d’un matériel adéquat par exemple, évite le capharnaüm, l’agitation infructueuse. C’est la fonction heuristique qui est en jeu.
Pendant l’action, il s’agit de prendre note pour se rappeler. C’est la fonction mémoire qui est en jeu.
Ensuite, il s’agit de rendre compte de ce qu’on a observé ou obtenu, de pouvoir confronter ses résultats personnels avec ceux d’autres groupes pour rédiger une conclusion collective qui tienne compte éventuellement de la diversité des actions entreprises.
Les élèves devront apprendre progressivement à discerner différents styles d’écriture, à les manier à bon escient, à passer d’un style à l’autre selon la situation : le narratif, le descriptif, l’explicatif, l’argumentatif, etc.
Le lexique, mais aussi la façon d’organiser les éléments, change d’un type à l’autre.
Différents types d’écrits et différentes fonctions
En sciences, on écrit du texte, des mots, des phrases pour décrire, raconter, expliquer, convaincre, mais on dessine aussi des schémas, des graphiques, des tableaux, des dessins, en utilisant des termes spécifiques, en employant parfois des codes symboliques internes à la classe, ou normalisés par un usage plus large comme les icônes danger…
C’est tout un arsenal d’outils qui permettent de garder la mémoire de ce qu’on a fait, mais aussi qui ordonne, oblige à préciser, à distinguer, donc favorise une distanciation par rapport à sa propre pensée en commençant par l’identifier puis par la critiquer, l’affiner.
On oublie aussi trop souvent que l’écriture peut être un moteur de la réflexion et pas seulement une mémoire. Transcrire – par des mots ou un schéma – une idée ou un projet, force l’élève à faire des choix quant aux mots, aux traits, aux légendes… Le terme de « trace écrite » est en ce sens peu judicieux puisqu’il ne tient pas compte de cette fonction d’anticipation et ne garde que l’aspect de postériorité.
La construction de tableaux est un apprentissage à assurer. Elle permet d’organiser les informations. De même l’usage des graphiques, leur lecture et leur production est à initier progressivement sans être trop ambitieux ; par exemple, la différence entre dépendance et proportionnalité nécessite des apprentissages mathématiques en général non disponibles en fin de CM2. De même la différence entre dessin et schéma est un apprentissage qui démarre dès la fin du cycle 1, et s’affinera tout au long de l’école élémentaire. Ici aussi, les ambitions doivent être modérées : les codes normalisés répondent à des types de préoccupations que les élèves ne rencontreront que plus tard.
Différents supports d’écriture
Le cahier d’expériences n’est pas le seul support d’écriture en classe : des paperboard peuvent être utilisés pour un travail en petit groupe. Des affiches peuvent servir de support de conclusion collective ou de repère pour savoir où l’on en est dans un module où plusieurs aspects d’un problème sont successivement abordés ; les mots nouveaux qu’on a introduits et qu’on va avoir à utiliser au cours de la séance peuvent être écrits de façon à être disponibles aisément au tableau, sur une affiche provisoire, dans un répertoire ou dans un cahier. Se trouvent aujourd’hui dans de nombreuses écoles des vidéoprojecteurs et parfois même des tableaux numériques interactifs. Le travail avec des logiciels de traitement de textes et d’images effectué par les uns, les recherches documentaires réalisées sur Internet ou cédérom par d’autres peuvent alors être présentés à la classe.
Écrits individuels, écrits collectifs
Écrits individuels et écrits collectifs se succèdent et s’enrichissent mutuellement. Suivant l’enjeu de l’écrit individuel, il peut être réalisé avant l’écrit collectif ; c’est le cas lorsqu’il est demandé à chaque élève d’expliciter son propre point de vue, donc de l’identifier : « voilà ce que JEpense » indépendamment des autres, avant de le confronter à celui des autres, puis de décider éventuellement (ce n’est pas toujours nécessaire) de le tester. Il peut être aussi rédigé après un écrit collectif qui rappelle l’expérience qu’on a convenu préalablement de mener.
On est toujours, en fait, dans une alternance entre écrit individuel et écrit collectif, résultant d’une communication, d’une discussion, d’un débat, d’une décision de conclusion collective de la classe, de décalage du problème, de proposition de nouvelle expérience.
Le statut de la conclusion de la classe n’est bien sûr pas à confondre avec le statut de connaissance scientifique partagée par la communauté des scientifiques parce que validée de nombreuses fois, dans des situations mieux contrôlées.
La conclusion collective peut être parfois commentée de façon personnelle.
La structure du cahier d’expériences
Le cahier d’expériences est l’outil de l’élève, qui doit pouvoir y repérer ce qu’il a fait, pourquoi il l’a fait, les questions qu’il se posait, les questions auxquelles la classe, guidée par le maître, a choisi d’essayer de répondre, ses conclusions personnelles… Mais on y trouve aussi les conclusions de la classe après la discussion à laquelle il aura participé et qui viendra peut-être en porte-à-faux par rapport à ses conclusions personnelles, ainsi que la conclusion scientifique au cas où elle serait un peu différente de la conclusion de la classe. Par exemple, l’eau a peut-être bouilli à 98°C en moyenne dans la classe, mais 100°C est, par définition, la température d’ébullition de l’eau « sous la pression atmosphérique normale » ! C’est cette valeur de la température d’ébullition de l’eau qu’on trouve dans les manuels, et que l’on retiendra d’autant mieux qu’on aura obtenu personnellement une valeur approchée ; le constat d’un écart peut renvoyer à la mesure de la pression dans la classe au jour de l’expérience, ou à des documents sur la variation de la pression avec l’altitude et avec … la météo !
Un système de codage permet de s’y retrouver : pastilles de couleur, feuilles de couleurs différentes ; les modalités de langue (je / nous) seront aussi à expliciter comme repères de « Qui écrit ? », donc du statut de l’écrit (ce que je pense / ce que nous allons faire / ce que je conclus / ce que nous concluons).
Le lien entre la partie « personnelle », rendant compte de ce qui a été mis en œuvre par l’élève individuellement ou en groupe, et la partie « collective validée » à laquelle il pourra se référer ultérieurement, doit être assuré.
Si la partie « collective validée » introduit des informations sans aucun rapport avec ce que les élèves ont pu effectivement mettre en œuvre – c’est-à-dire ce qu’ils sont capables de maîtriser – il ne s’agit plus d’une partie collective du cahier d’expériences mais d’un cours de sciences, et on est alors passé à côté du projet.
La structure du cahier d’expériences ; des outils pour travailler
La distinction entre écrit personnel et écrit collectif n’est pas le seul repère utile.
Il faut pouvoir repérer ce sur quoi l’on travaillait à un moment donné. Parmi les écrits, il faut savoir repérer après coup ce qui était une prévision, un constat, une idée préalable, une hypothèse à tester, une conclusion. Il faut aussi pouvoir y faire des remarques ou des commentaires. Tout cela ne peut être repéré que par des titres.
Soit l’enseignant propose des titres, voire des fiches préparées à raison d’une par titre (« Nos questions », « Ce que l’on sait déjà »… « Ce que j’ai appris ») ; soit on attend que le besoin s’en fasse sentir, ou plutôt on le suscite par des questions grâce auxquelles les élèves ne pourront que constater qu’ils ne peuvent pas répondre s’ils n’ont pas pris les repères nécessaires…
Il faut aussi pouvoir revenir sur ce qu’on avait fait auparavant, sur ce qu’on avait noté pour y apposer des commentaires à posteriori. Une couleur de crayon différente facilitera la distinction, même si la date est aussi indiquée.
Des écrits qui évoluent au cours de la scolarité
En cycle 1, il peut ne pas y avoir de cahier d’expériences, et les dossiers peuvent ne comporter que peu d’écrits individuels ; les élèves disposent parfois de cahiers de vie, de dossiers de projets, desquels il est parfois difficile d’isoler les éléments relevant spécifiquement d’une approche des sciences.
Au CP et CE1, la rédaction de phrase est difficile, mais la lecture aussi : et il n’est pas toujours facile pour des élèves d’« imaginer un dispositif » qui permette de répondre à une question qu’ils ne comprennent pas forcément très bien, pour peu qu’elle utilise un terme inhabituel tel que « minimum » par exemple ; cette difficulté s’ajoute à la difficulté conceptuelle d’identification de paramètres et de liens de causalité.
Cependant, des légendes peuvent être rédigées en complément de schémas. La dictée à l’adulte y prend tout son sens, à condition que l’enfant soit amené à relire les écrits ainsi produits.
Fournir un schéma plutôt qu’un dessin et le légender convenablement ne s’apprend pas en un jour ; de même qu’indiquer des en-têtes de colonne, faire le choix d’un tableau à double entrée, dresser une liste homogène… Ces apprentissages s’effectuent tout au long de l’école élémentaire.
Tout au long de la scolarité, les élèves progressent et leur maîtrise de la langue leur permet peu à peu, avec l’aide du maître et sous son contrôle attentif, de préciser leurs idées, d’argumenter leur point de vue, de décrire ce qui est observé, de prendre part à une discussion et de jauger les idées avancées, d’élaborer une conclusion articulée aux observations.
Claudine Larcher, in Réflexions sur l’usage d’un cahier d’expériences.